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Tragédie contemporaine inspirée de Pier Paolo Pasolini

Texte

Le texte du spectacle est un montage réalisé à partir d’extraits des tragédies grecques, l’Orestie, Electre, les Euménides, et romaines, Agamemnon et Thyeste; un passage du chant XI de l’Odyssée; des extraits d’un poème inachevé de Mallarmé, du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels et de Pylade de Pasolini.

Prologue

Oreste
Ces toits de ma ville
J’ai tant souhaité les revoir
Revoir les paysages de ma terre natale
Retrouver les dieux du pays de son père
– S’il y a des dieux dans ce pays –
C’est pour un exilé, un miséreux
Le plus beau jour de sa vie

Pylade
Je ne sais pas ce que c’est
Mais c’est grand
Trop grand pour un cœur ordinaire
Ma poitrine se gonfle
Ce n’est plus une aventure humaine
Mes mains s’éveillent, elles vont agir

Electre
Je n’ai plus de voix pour parler
Je n’ai plus de souffle pour crier
Je vois des têtes coupées
Je vois des mains tronçonnées
Et des pieds brisés
Mon frère donne-moi une épée !

Parodos

Tous
La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois.
La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Elle n’a laissé d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange.
Sous peine de mort, elle a forcé toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les a forcé à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises.
Par liberté, dans les conditions actuelles de la production bourgeoise, on entend la liberté de commerce, la liberté d’acheter et de vendre.

Pylade
On se trompe chaque fois que l’on veut expliquer quelque chose en opposant la Mafia à l’État : ils ne sont jamais en rivalité. La Mafia n’est pas étrangère dans ce monde ; elle y est parfaitement chez elle. Elle règne en fait comme le modèle de toutes les entreprises commerciales avancées.
On ne parle à tout instant d’« État de droit » que depuis le moment où l’État moderne dit démocratique a généralement cessé d’en être un : ce n’est point par hasard que l’expression n’a été popularisée que peu après 1970, et d’abord justement en Italie.

Electre
La « nouvelle internationale » c’est un lien d’affinité, de souffrance et d’espérance, un lien encore discret, presque secret, mais de plus en plus visible. C’est un lien intempestif et sans statut, sans titre et sans nom, à peine public même s’il n’est pas clandestin, sans contrat, « out of joint », sans coordination, sans parti, sans patrie, sans communauté nationale, sans co-citoyenneté, sans appartenance commune à une classe. C’est ce qui rappelle à l’amitié d’une alliance entre ceux qui, même s’ils ne croient plus désormais ou n’ont jamais cru à l’internationale socialiste-marxiste, à la dictature du prolétariat, continuent à s’inspirer de l’un au moins des esprits de Marx ou du marxisme.

Un souvenir

Electre Là se trouve la ville,
Oreste Enveloppée de brume et de vapeurs : sur elle, jamais
Electre Le soleil éclatant ne fait descendre ses rayons,
Oreste Ni pendant qu’il s’élève dans le ciel tout étoilé,
Electre Ni quand du haut du firmament il retourne sur terre ;
Oreste Là, je tirai le glaive pendu à ma cuisse
Electre Et creusai un carré ayant une coudée ou presque ;
Oreste Tout autour, je versai aux morts les trois libations,
Electre D’abord le lait miellé, puis le vin doux, l’eau pure enfin,
Oreste Et saupoudrait le trou avec de la farine blanche.
Electre J’invoquai longuement les morts, ces têtes impalpables
Oreste Quand j’eus prié et invoqué le peuple des défunts,
Electre Je saisis les victimes, puis je leur tranchai la gorge
Oreste Sur le trou ; le sang noir coula ; et du fond de l’Erèbe,
Electre Alors, les âmes des défunts s’approchèrent en foule :
Oreste A l’entour de la fosse, ils venaient de partout, en masse,
Electre Avec d’horribles cris ; et moi je verdissais de peur.
Oreste Puis, tirant le glaive pointu qui pendait à ma cuisse,
Electre Je restai à défendre aux morts, à ces têtes sans force,
Oreste De s’approcher du sang avant qu’eût parlé le devin.

Oreste J’aperçois devant moi l’ombre de ma défunte mère ;
Elle se tient muette près du sang et n’ose pas
Interroger ni regarder dans les yeux son enfant.

Electre Mais moi je restai sans bouger, attendant que ma mère
Oreste Vint boire le sang noir. Alors elle me reconnut
Electre Je voulus embrasser l’ombre de ma défunte mère.
Oreste Trois fois je m’élançais ; mon cœur me pressait de l’étreindre ;
Electre Trois fois, telle une ombre ou un songe, elle se dissipa
Oreste Entre mes mains, et ma douleur n’en était que plus vive.

L’oracle

Pylade
Ecoute donc cette DESCRIPTION HUMORISTIQUE

Je veux
Que champion de tous les crimes
Ils s’affrontent
Epée contre épée
Plus de morale, plus de mesure
la vengeance pure
La folie harcèlera leurs esprits embrumés
Et la rage des pères revivra chez les fils
A chaque génération
De criminel
Bravant l’ordre divin des choses

Aucun n’aura le temps du remords
Sans cesse renaîtra le mal
La vengeance fera pulluler les crimes
D’un seul il en sortira dix
Je le veux

Je veux qu’ils aillent faire la guerre au-delà des mers
Et que la terre entière ruisselle du sang versé.
Au-dessus des grands capitaines
Dansera victorieuse
La luxure

Tout sombrera
La religion, la justice et la confiance entre les hommes

Votre peste contaminera le ciel
Pourquoi les étoiles brillent-elles sur la voûte céleste ?
Pourquoi le feu brode-t-il la beauté du ciel nocturne ?
Je veux une nuit totale
Un ciel déserté par le jour

Jamais ma fureur prophétique
ne m’a fait voir aussi clair
Je regarde, je suis là-bas
Je jouis du spectacle à l’avance
Non ce ne sont pas des hallucinations
Ce ne sont pas des fantasmes illusoires
Ce spectacle nous allons y assister

Et moi, en fait, maintenant,
Dans la lumière rousse de cette soirée d’Argos,
JE NE PROPHETISE PAS CETTE
REVOLUTION DE DROITE ET CETTE GUERRE
POUR QUI LA VIVRA
MAIS POUR QUI L’OUBLIERA

Poème

Il est [une] époque de                             Electre
l’Existence où nous                                Oreste
nous retrouverons,                                Pylade
sinon un lieu –
– et si vous
en doutez
le monde en
sera témoin,
en supposant que
je vive assez vieux

frère sœur
frère sœur
non jamais l’absent

ne sera moins que
le présent –

mains se joignent
vers celui qu’on
ne peut presser –
mais qui est –
– qu’un espace
sépare –

quoi !
jouir de la
présence
et l’oublier
absent
– simplement ! ingratitude !
non – « prise » sur
l’être » de qui a
été – absolu
quoi !

Amertume et
besoin de vengeance
désir de ne plus
rien faire – [rien]
manquer le but
sublime, etc.
ta vie qui
passe, coule
mort – épuration
image en nous
épurés par    et avant
image
larmes –     aussi –
reste simplement
ne pas toucher –
mais se parler –
plus de vie pour

moi
et je me sens
couché en la tombe
à côté de toi.

vous qui verrez
bien, ô mon – bien
aimé – que
si je ne pouvais
vous étreindre
vous presser en
mes bras
– c’est que vous étiez
en moi
Cher compagnon des
heures que je disais
mauvaises,

2è partie
amer
– ah ! tant mieux que
pas homme
mais ses yeux…
mais sa bouche
– qui parle ainsi ? peut-être
son amante.

ô amante, fille que j’eusse
aimée

revenir à mère ?

Les Erynnies

Oreste
Elles arrivent
Les soeurs blafardes, les femmes en guenilles
Elles agitent leurs fouets sanglants
Leur main gauche brandit une torche à demi consumée
Elles arrivent
Avec leurs faces verdâtres et boursouflées
Une sombre robe de deuil
Flotte sur leur corps décharné
Terreurs grinçantes dans la nuit
Des squelettes gigantesques
Rongés par une vieille lèpre
Gisent dans la boue des marais

Déclaration d’amour

Pylade
Reste encore un peu…
tu dois m’écouter.
Je veux te dire des choses qui ne peuvent s’entendre.
Et qui ne peuvent pas se dire non plus…
Mais peut-être parce que ces choses sont au-delà
de toute retenue – tellement inécoutables
et indicibles – peut-être, justement pour cela, aurai-je la force…
Du reste, te le dire à toi, ce n’est que le répéter à moi-même ;
Parce que, tu sais, je suis ici devant toi
comme un mari devant sa femme – comme
un chien devant sa chienne – oui, mieux, comme un chien
devant sa chienne. Je suis prêt à t’aimer;
comme si tu n’existais pas,
comme si n’existait que ma prétention,
mon érection, ma semence à jeter.
Comme si tu étais une femme sans nom,
faite seulement de chair, comme
sans doute devait apparaître la mère à l’enfant
Et que je ne te connaisse pas, que je ne veuille pas te connaître,
que je veuille me jeter sur toi
sans te regarder dans les yeux.
Et dans le même temps, je voudrais savoir qui tu es,
comment épouvantablement tu me juges
et comment épouvantablement tu me subis.
Sans cela, mon viol ne saurait
être violé lui aussi

je suis ici devant toi, comme une bête dans un corps,
avec pourtant une nécessité bien peu bestiale :
oui, c’est mon esprit qui est en jeu
dans je ne sais quelle profondeur de la chair…
Je parle… mais dans ma gorge
je n’ai que le désir de me violer, moi et toi et toutes les choses :
un désir qui ne s’arrêterait devant rien.
C’est pour ça que mes mots sont inutiles,
je te le dis par désespoir et par timidité ;
parce que je ne suis pas mort, moi. Je suis ici, moi tout entier,
même si la violence de la chair m’entraîne,
avec ma semence, hors de moi,
en une fuite qui veut me libérer
à travers quelque chose d’impur et de nauséabond, mais de définitif.
Je te parle, je te supplie, j’essaie d’abord de me faire comprendre,
mais je sais bien, aussi, que je ferai, après,
ce que je veux…
Nous avons tout perdu, de ce que nous n’avons pas eu !
Mais nous aurions tout perdu, même si nous l’avions eu !

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