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Tragédie contemporaine inspirée de Pier Paolo Pasolini

Montage texte pour la présentation du 5 juin 2006 au studio Cormier

Erika
Si c‘était un spectacle, je crois qu’aux spectateurs
Mes ennemis, eux qui veulent se protéger de moi, je dirais :
« Je vous en prie, soyez comme ces soldats,
les plus jeunes d’entre ces soldats,
qui sont entrés les premiers
par-delà les barbelés d’un camp…
Leurs yeux alors… Ah, je vous en prie,
soyez jeunes comme eux. » C’est tout.
Et, maintenant, amusez-vous !

Isabelle
Vous me rendez la vie, et vous vous en allez.
Mais moi j’en fais quoi de la vie ? Serais-je censé
trouver un fiancé, sérieux comme moi, destiné à être tourné
en dérision par votre souvenir, quand je vous remémore?

Julie
Se peut-il qu’une ombre
au visage de fillette
et à la pudeur de violette
donne naissance à un corps qui m’encombre
ou qu’un ventre azuré
donne naissance à une conscience – isolée
dans un monde peuplé ?

Andréa
Ce que l’homme, en découvrant l’agriculture, a vu dans les céréales, ce qu’il a appris dans ce rapport, ce qu’il a entendu d’après l’exemple des graines qui perdent leur forme sous la terre pour ensuite renaître, tout cela a constitué la leçon définitive. Mais maintenant, cette leçon définitive ne sert plus à rien. Ce que tu vois, toi, dans les céréales, ce que tu entends par la renaissance des graines est pour toi vide de sens, comme un lointain souvenir qui ne te concerne plus.

David-Bernard
Vous pouvez souvent fermer les yeux : la voix et les oreilles font en effet partie du corps.

Isabelle
DESCRIPTION HUMORISTlQUE.
Dans un paysage de neige, entre des petites casemates
entourées d’infranchissables barbelés,
je vois une marmite qui bout, avec de la vapeur qui monte.
Dans l’eau trouble, entre les nuages de fumée,
je vois la forme d’un corps : ce n’est pas une bête,
un porcelet ou une brebis ; non, c’est un garçon,
c’est un fils, nu ; ses membres
ont été amputés, et ils flottent
agités, ensemble et confondus dans l’eau.

Erika
Je suis heureux. Ma vie est tellement
semblable à mon rêve: le rêve qui ne varie pas:
vivre dans une villa solitaire,
sans passé ni regret:
s’appartenir, méditer… Je chante
l’exil et le renoncement volontaire.

Andréa
Laisse-moi passer, ôte-toi de ma route.
Ne me touche pas !
David-Bernard
Pourquoi me prends-tu pour un inconnu ? Alors que
nous nous connaissons – tant, et depuis si longtemps !
Andréa
Tu es un fou, laisse-moi, va
ton chemin…
David-Bernard
Nous sommes en train d’errer sur une terre de personne,
et nous nous cachons presque les raisons pour lesquelles nous sommes ici, tout seuls.
Andréa
Laisse-moi partir, adieu.
David-Bernard
Non, reste encore un peu…
tu dois m’écouter.
Erika
Je veux te dire des choses qui ne peuvent s’entendre.
Et qui ne peuvent pas se dire non plus…
Mais peut-être parce que ces choses sont au-delà
de toute retenue – tellement inécoutables
et indicibles – peut-être, justement pour cela, aurai-je la force…
Du reste, te le dire à toi, ce n’est que le répéter à moi-même ;
Parce que, tu sais, je suis ici devant toi
comme un mari devant sa femme – comme
un chien devant sa chienne – oui, mieux, comme un chien
devant sa chienne. Je suis prêt à t’aimer;
comme si tu n’existais pas,
comme si n’existait que ma prétention,
mon érection, ma semence à jeter.
Comme si tu étais une femme sans nom,
faite seulement de chair, comme
sans doute devait apparaître la mère à l’enfant
Et que je ne te connaisse pas, que je ne veuille pas te connaître,
que je veuille me jeter sur toi
sans te regarder dans les yeux.
Et dans le même temps, je voudrais savoir qui tu es,
comment épouvantablement tu me juges
et comment épouvantablement tu me subis.
Sans cela, mon viol ne saurait
être violé lui aussi
ELLE
Oh, assez, je ne veux pas t’écouter…
LUI
je suis ici devant toi, comme une bête dans un corps,
avec pourtant une nécessité bien peu bestiale :
oui, c’est mon esprit qui est en jeu
dans je ne sais quelle profondeur de la chair…
Je parle… mais dans ma gorge
je n’ai que le désir de me violer, moi et toi et toutes les choses :
un désir qui ne s’arrêterait devant rien.
C’est pour ça que mes mots sont inutiles,
je te le dis par désespoir et par timidité ;
parce que je ne suis pas mort, moi. Je suis ici, moi tout entier,
même si la violence de la chair m’entraîne,
avec ma semence, hors de moi,
en une fuite qui veut me libérer
à travers quelque chose d’impur et de nauséabond, mais de définitif.
Je te parle, je te supplie, j’essaie d’abord de me faire comprendre,
mais je sais bien, aussi, que je ferai, après,
ce que je veux…
Nous avons tout perdu, de ce que nous n’avons pas eu !
Mais nous aurions tout perdu, même si nous l’avions eu !
ELLE (pleurant et criant)
Andréa
Ah, je ne sais pas ! Je sais seulement qu’il n’y a pas d’ennemis,
Et que les ennemis… sont des amours inconnues…
Erika
Ils s’embrassent.

Julie
Des herbes et des plantes, ça oui j’aime parler.

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